Je travaille pour une entreprise libérée et j'ai choisi mon salaire
Travailler pour une entreprise libérée en France n'est pas encore quelque chose de très commun. Je souhaite donc dans cet article vous faire part de mon expérience.
Cela fait maintenant presque cinq ans que je travaille pour Ferpection. Il s'agit d'une entreprise libérée spécialisée dans les tests utilisateurs et dans l'étude de l'expérience utilisateur. Dans cette entreprise, j'ai choisi mon salaire, comme chacun de mes collègues d'ailleurs.
Comment arrive-t-on à une structure dans laquelle il est possible de laisser un employé décider de son salaire ?
Ferpection is a managerial experiment! Is it possible to achieve team excellence while respecting individuals' freedom and well-being? We believe so and our ever-evolving culture is our way to achieve this.
Cette citation vient de notre documentation et je trouve qu'elle donne un début de réponse à notre question. Ferpection existe depuis quasiment neuf ans et la culture — portée dès le départ par les fondateurs — n'a cessé d'évoluer pour essayer d'atteindre cet objectif.
Pas de management vertical
Une des choses que l'on remarque tout de suite lorsqu'on arrive chez Ferpection, c'est l'absence de management vertical. Nous suivons le principe de "leader-leader", ce qui implique de lisser la hiérarchie au point de n'avoir que très peu de différence entre le PDG et un employé quelconque.
C'est théorique parce que légalement en France, il y aura toujours une différence entre le président d'une entreprise et un employé. Pareillement, le stress et les responsabilités sociales du patron – même dans une entreprise libérée – ne seront pas les mêmes que ceux de l'employé.
Par contre, nous avons tout fait pour qu'en termes de tâches et de responsabilité internes à l'entreprise, le PDG ne soit qu'une casquette ou un rôle comme les autres.
Ce qui veut dire qu'en mettant en place le principe leader-leader au sein de Ferpection nous permettons à chaque employé de prendre le lead des tâches qui l'intéressent. Il va mener le travail à faire sur ces tâches, en faire une partie, et potentiellement déléguer une partie du travail à d'autres employés qui sont eux-mêmes leader sur d'autres sujets.
Il y a plusieurs intérêts à cette méthode :
- les employés travaillent dans la plupart des cas sur des sujets qui les intéressent
- une réduction du besoin en postes support
- un partage des responsabilités sur l'ensemble de l'entreprise
- pas de middle management
- permettre plus d'épanouissement au travail
Concrètement, comment cela se traduit aujourd'hui ? Je parlerais principalement de mon cas de développeur, mais je sais que c'est transposable pour tous les métiers chez Ferpection.
Il n'y a aucun chef de projet. Bien-sûr la gestion de projet ne peut être supprimé et ce sont les développeurs et designers qui sont leur propre chef de projet.
Aussi, bien que développeur, je ne fais pas que du développement ou de la gestion de projet informatique. Je travaille régulièrement sur ce que l'on appelle chez Ferpection « les taches transverses ». Ce sont toutes ces taches qu'il faut faire pour le bon fonctionnement de l'entreprise, mais qui ne font pas partie de nos cœurs de métiers.
Par exemple, je me suis occupé pendant deux ans des réseaux sociaux de la société. Quand le besoin de s'occuper de cette tâche s'est présenté cela m'intéressait alors, je me suis porté volontaire. Deux ans plus tard, elle ne m'intéressait plus vraiment, j'ai donc passé le flambeau à un collègue volontaire. J'ai été le community manager de Ferpection pendant 2 ans.
Je me suis également occupé de l'organisation de l'Assemblée Générale annuelle de l'entreprise. Ce qui est pour le coup une tâche plutôt administrative.
Pour citer le cas de non-développeurs, j'ai un collègue Expert UX qui s'occupe également des ressources humaines. Un autre collègue, commercial, gère tout ce qui est lié à la médecine du travail, notamment les visites médicales. On ne va pas tous les passer en revue, mais vous avez compris l'idée : tout le monde fait un peu tout en fonction des besoins et des envies de chacun.
Personnellement, j'apprécie cette méthode, car elle me permet de rester spécialisé (je suis toujours développeur JavaScript) et par ailleurs de voir et d'apprendre d'autres choses sans lien avec mon cœur de métier. Cela me permet de mieux comprendre comment fonctionnent les choses et d'être plus investi dans l'entreprise. Et, cela me donne aussi une certaine ouverture d'esprit et des compétences stratégiques sur lesquelles je pourrais hypothétiquement capitaliser à l'avenir.
Les taskforces: les équipes de chocs de Ferpection
Comme nous l'avons vu récemment, chaque employé de Ferpection peut décider de prendre la responsabilité d'une tâche même si celle-ci n'a aucun lien avec son cœur de métier. Mais, il y a des tâches pour lesquels il faut plus de « jus de cerveau » ou bien des tâches dont la responsabilité est difficile à porter tout seul.
Pour ces tâches particulières, nous avons les tasksforces. Ce sont de petites équipes de travail qui contiennent quasiment toujours un membre représentant de chaque équipe de Ferpection (l'équipe commerciale, l'équipe conseil et l'équipe produit).
Ces taskforces existent uniquement pour répondre à une problématique donnée, une tâche. Une fois la tâche terminée, la taskforce est « dissoute ». Un employé peut faire partie de plusieurs taskforce en même temps.
Cette façon de travailler en taskforces permet à chaque employé d'avoir un impact conséquent sur l'entreprise et son fonctionnement. Cela nous permet d'avancer très rapidement sur certaines tâches qui auraient prises beaucoup plus de temps si elles devaient être traitées par plus de monde.
Cela permet aussi de répartir beaucoup de responsabilité sur l'ensemble des employés au lieu de le faire sur un petit nombre d'employés. C'est important, car cela peut devenir lourd à gérer pour ces employés. L'investissement du plus grand nombre serait fortement limité. Progressivement, nous nous retrouverions de nouveau avec des postes supports et du middle management.
Cela veut dire que les fondateurs ne prennent pas toutes les décisions chez Ferpection. Ils s'assimilent aux employés et participent à certaines taskforce. Certaines décisions sont donc prises sans leur intervention même s'ils sont bien sûr consultés pendant le travail sur les tâches complexes ou qui font appel à leur responsabilité juridique ou légale.
Laisser les employés choisir leur salaire
L'absence de management vertical et le fonctionnement en taskforce sont deux choses qu'il est important de savoir pour comprendre ce qui suit, je pense.
Il y a quelque temps, je dirai entre un an et deux ans, il est ressorti que les employés de Ferpection avait des frustrations concernant leurs salaires. Au bout d'un moment, il a été décidé de monter une taskforce pour adresser le sujet. J'ai fait partie de cette taskforce. Elle ne contenait aucun fondateur.
Le travail a été long et fastidieux. Nous avons commencé par faire des recherches pour découvrir l'état du marché à l'instant T et se rendre compte de l'écart entre les salaires de l'entreprise et les salaires du marché. Pour le coup nous n'avons pas été déçus !
Ensuite, plusieurs possibilités s'offraient à nous. Celle que nous avions choisie était de récolter et de revoir toutes les frustrations des employées. Cela nous a permis de découvrir que le montant du salaire n'était pas l'unique frustration.
La grille de salaire elle-même posait problème, car elle induisait des différences de localisation et de poste. Par exemple, si vous étiez développeur chez Ferpection à ce moment-là, vous auriez été payés 15 % de plus que les autres. Pareil si vous habitiez à Paris plutôt qu'en province.
Autre problème : nous valorisions trop l'expérience et la loyauté, mais pas assez les compétences de l'employé.
Avec toutes ces problématiques en tête et quelques autres supplémentaires, nous avons commencé à travailler sur une nouvelle version de la grille de salaire chez Ferpection qui nous semblait plus juste.
Une nouvelle grille de salaire conçue par les employés pour les employés
Après analyse des frustrations, voici les composantes que nous souhaitions avoir dans la formule de la grille de salaire :
- les compétences
- l'expérience
- la loyauté
Les compétences devaient devenir la composante principale de la formule. Alors, nous avons décidé de nous inspirer du modèle classique (junior, intermédiaire et senior) pour représenter les compétences des employés. Nous avons attribué un salaire à chacun de ces niveaux.
La seconde composante à avoir dans la formule est l'expérience. Pour ce faire, nous avons défini un coefficient multiplicateur. Nous différencions l'expérience de la loyauté, ainsi, lorsque nous parlons d'expérience, il ne s'agit pas de l'expérience acquise chez Ferpection mais plutôt de l'expérience totale de l'employé dans son domaine d'activité.
La dernière composante que nous voulions faire apparaitre dans notre formule est la loyauté. Nous ne voulions pas qu'à compétence égale et expérience égale, un nouvel employé soit mieux payé qu'un employé qui a mis sa confiance en Ferpection depuis plus longtemps.
En même temps, nous sommes convaincus qu'un turnover raisonnable est sain pour une entreprise. Cela renouvelle les cerveaux, permet d'avoir un regain de motivation, etc.
C'est pour ces raisons que nous n'avons pas souhaité en faire un coefficient multiplicateur comme pour l'expérience. Nous avons plutôt opté pour un bonus de loyauté qui augmente tous les ans.
Ce bonus augmente plus rapidement les premières années de façon à ce que les employées les plus récents aient plus de « récompense » à rester quelques années de plus. L'employé reçoit 1 000 euros de plus par an pendant les 5 premières années, puis 700 euros jusqu'à ses 10 ans d'ancienneté et après ça 400 euros par an.
Dernier détail, nous sommes une entreprise 100 % remote. Nous n'avons pas de bureau, car la majorité de nos employés n'en ressentent pas l'utilité. Cela leur donne aussi plus de flexibilité sur les horaires et le lieu de travail.
Toutefois, cela engendre des couts supplémentaires pour l'employé (énergie, aménagement de l'espace de travail, forfait téléphonique, forfait internet, etc). Ce sont des frais qui habituellement sont portés par l'entreprise et non l'employé.
Pour que ces couts soient de nouveau principalement portés par Ferpection, nous avons ajouté un bonus « home office » fixe de 2 500 euros.
Ce qui nous donne la formule grossière, mais finale, suivante :
annual salary = skills * experience + loyalty + home office perk
Un nouveau processus d'évaluation conçue par les employés pour les employés
J'ai clairement choisi mon salaire, car j'ai fait partie de ceux qui ont choisi cette grille de salaire, mais comment puis-je dire que tous mes collègues ont aussi choisi leur salaire ?
Comme expliqué plus haut, la composante la plus importante de la formule de la grille est le niveau de compétences. Vous avez également compris que chez Ferpection, nous n'avions pas de manager.
Puisqu'il n'y a pas de manager, qui peut décider où se situe un employé sur la grille de salaire ? Sera-t-il junior, intermédiaire, ou senior ? Notre taskforce a décidé que l'employé serait son propre manager et choisirait lui-même son niveau sur la grille.
Vous vous imaginez bien que ce n'est pas une tâche facile à faire pour tous les employés. Nous avons donc défini une grille d'autoévaluation qui permettrait à chaque employé de se classer facilement dans un des niveaux.
Il s'agit d'un Excel avec une liste compétence classé selon 4 grands groupes :
- le niveau de qualité du travail
- l'attitude au travail
- le sens du collectif
- le partage des valeurs de l'entreprise
Pour chaque compétence, l'employé s'autoévalue et s'attribue une note de 1 à 9. À la fin, le fichier Excel lui conseille un niveau de compétence qui correspond à l'ensemble de ses notes. Je dis « lui conseille » car il ne s'agit que d'une aide à la décision et l'employé peut tout à fait choisir un niveau différent de celui conseillé.
Pour simplifier encore la décision, nous avons modifié le process d'évaluation des employés. Il fonctionne de la manière suivante :
Les évaluations ont lieu deux fois par an. Tous les six mois, l'employé a une instance prévue pour s'autoévaluer, mesurer ces progrès et établir des objectifs clairs. Il va le faire en compagnie de deux collègues.
Chaque année, les employés votent pour élire ceux que l'on appelle les ambassadeurs. Ils sont au nombre de trois et avant que les évaluations commencent, ils vont se mettre d'accord sur la façon d'évaluer les autres et se répartir la totalité des évaluations. Ils sont là pour apporter de l'équité lors des évaluations.
Le second collègue est choisi directement par l'employé évalué. Nous l'appelons le joker. Il va faire le même travaille que l'ambassadeur, mais étant directement choisi par l'employé évalué, il est là pour différentes raisons : en fonction de ces objectifs de progression, il va choisir des personnes qui connaissent son métier ou pas. Il peut aussi choisir une personne, qu'il pense, lui sera favorable. C'est son joker.
Tout d'abord, les trois vont remplir la grille d'évaluation pour l'employé évalué. Le fichier Excel retournera le niveau de compétence recommandé avec les notes de l'employé, de son ambassadeur et de son joker.
Ensuite, ils organisent une réunion dans laquelle ils vont discuter de leurs notes, de ce que peut faire l'employé pour s'améliorer, etc.
Après cette réunion, l'employé est en possession de son autoévaluation, de l'évaluation de son ambassadeur et de l'évaluation de son joker. Il connait également leur avis sur sa situation puisqu'ils en ont discuté de vive voix.
Muni de tous ces éléments, l'employé doit choisir lui-même son niveau. Et, l'indiquer sur la messagerie de l'entreprise. Ce niveau va ensuite (avec son expérience et sa loyauté) déterminer son salaire.
Nous avons réussi depuis maintenant trois ans à réinventer le process d'évaluation individuelle sans manageur tout en proposant une grille de salaire juste et équitable pour tous les employés.
Voilà, en 2 452 mots, comment j'ai choisi mon salaire.